vendredi 24 mai 2013

Les dilemmes éthiques du libéralisme : non-agression et moindre mal



En matière éthique, la "vieille école" à laquelle j'appartiens, qui cherche à voir les choses sub specie aeternitatis (grande prétention !), soutient que le droit repose nécessairement sur une éthique[1], et que l'éthique repose nécessairement sur une métaphysique (explicite ou implicite, liée à une religion ou non)[2].

La tendance de l'éthique contemporaine est de laisser volontairement de côté la métaphysique, source d'interminables dissensions et controverses, pour se préoccuper d'abord de la cohérence interne de l'éthique proposée. Pour éviter de sombrer dans l'indémontré, et pour trouver un terrain d'entente commun à tous les êtres rationnels, on retourne à l'ambition kantienne de fonder une éthique sur la seule rationalité, ou du moins, ambition plus modeste et plus "criticiste" dans son esprit, d'examiner la cohérence de toute éthique et de la mettre en cause dès qu'elle s'écarte de manière flagrante de la rationalité.

Ainsi, un libéral de gauche comme Ruwen Ogien n'hésite pas à dénoncer le paternalisme de certaines positions éthiques contemporaines, notamment celles qui invoquent la "dignité humaine" ou fustigent la "marchandisation", éthiques qui visent à protéger les gens d'eux-mêmes et à faire leur bien sans tenir compte de leur opinion. Ogien dénonce la contradiction qu'il y a, au nom d'une conception de la liberté, d'empêcher justement les gens d'agir librement (qu'il s'agisse de drogue, de prostitution ou même de vente d'organes). Ogien aboutit ainsi à une "éthique minimale", celle de la non-nuisance à autrui, à la suite du libéral utilitariste du XIXe siècle John Stuart Mill dont il se réclame. C'est cette éthique, à quelques détails près, que les libéraux préconisent comme fondement du droit, quelles que soient leurs options "métaphysiques" par ailleurs. Il se trouve par chance que quasiment toutes les religions ou sagesses antiques préconisent la non-agression, de même les éthiques contemporaines (Golden Rule) : c'est là un élément supplémentaire qui plaide en faveur de ce principe.

De la sorte, on tend à s'établir avantageusement dans le confort d'une éthique déontologique libérale, exprimée par le principe de non-agression (ou sa version un peu plus faible, le principe de non-nuisance). On évite les affres de l'éthique conséquentialiste et de son précepte honni "la fin justifie les moyens", à la source d'innombrables crimes étatiques, si ce n'est de tous. On est heureux d'avoir découvert un principe unique, un "fil à plomb" du libéralisme, qui semble pouvoir donner réponse à tout. Ce principe, développé dans ses conséquences les plus extrêmes, conduit à condamner la plupart des actions de l'État (sinon toutes), et notamment l'impôt, qui est une agression, puisque "imposé" sans promesse de contrepartie ni possibilité pour l'individu de refuser les "biens publics" en échange d'un non-paiement. Le principe de non-agression a donc des conséquences révolutionnaires, que Ruwen Ogien, en bon libéral de gauche, ne se risque évidemment pas à envisager en totalité[3]...

A la suggestion que ce principe est utopique (l'équivalent en physique d'un "principe de non-gravité", raille le libertarien canadien Pierre Lemieux[4]), on pourrait répondre qu'il peut être facilement adapté en "principe d'agression minimale" dans les cas où l'agression est inévitable, au risque de pencher vers le relativisme (car tout le monde n'a pas le même point de vue sur ce qu'est une "agression minimale").

Et en effet, il faut bien souvent quitter le confort déontologique du principe de non-agression pur et dur pour se confronter à la réalité. Ce principe, que l'on voudrait d'application universelle, ne nous est d'aucun secours notamment quand il s'agit de choisir entre deux maux le moindre. On connaît le dilemme théorique classique : "si l'on pouvait sauver un million d'hommes en en sacrifiant un seul, faudrait-il s'en abstenir au nom de la non-agression ?". Ce dilemme paraît tiré par les cheveux (sauf quand le "seul homme" à sacrifier est un dictateur sanglant), mais on retrouve ce cas de figure constamment en politique, sous diverses formes. La plus évidente est la politique étrangère.

C'est un fait, il existe bien une telle chose, la "politique étrangère" ; que l'on juge l'État légitime ou non quant à son existence ou à son action n'y change rien[5]. Cette politique peut impliquer des agressions, comme des guerres préventives ou des représailles. Agressions elles-mêmes financées par d'autres agressions, à l'intérieur du pays, puisqu'on ne demande pas son avis au contribuable, payeur en dernier ressort de l'action armée. Peut-il y avoir un point de vue libéral unique dans ce domaine ?

L'application, sans autre forme de procès, du principe de non-agression, aboutit à condamner toute politique étrangère interventionniste. En effet, l'agression à l'étranger, même si elle repose sur les meilleures intentions, est financée par une agression fiscale à l'intérieur du pays, et soutenue par ce qu'on appelle un lobby militaro-industriel qui veille à ses propres intérêts et qui est financé par la coercition : il vit de la violence et n'agit qu'avec violence. De même qu'il n'y a rien de moral à donner à un pauvre le produit d'un vol (ce que fait constamment l'État-providence), il n'y a rien de moral à dépenser le produit de l'impôt en visées bellicistes (autres que purement et clairement défensives). Pour cette raison, la seule politique étrangère libérale serait l'isolationnisme. Tel est le point de vue de Murray Rothbard (le plus éminent représentant de l'anarcho-capitalisme), de Justin Raimondo (animateur du site pacifiste antiwar.com), ou du politicien américain Ron Paul, qui fustige ce qu'il appelle le "keynésianisme militaire"[6]. Rothbard affirme notamment :
La position libérale, en général, consiste à réduire le pouvoir de l'État, à le ramener autant que possible à zéro, et l'isolationnisme est la pleine expression dans le domaine des affaires étrangères de l'objectif de diminution du pouvoir de l'État à l'intérieur du pays[7].

Prenant la suite du libéral déontologiste, le libéral conséquentialiste expliquera, non sans raison, que si tous les pays pratiquaient une neutralité à la Suisse il n'y aurait jamais de conflits entre eux ; de plus, ils réaliseraient des économies substantielles (Ron Paul rappelle que les dépenses militaires des États-Unis dépassent celles de toutes les autres nations réunies). On retournerait ainsi à la doctrine uti possidetis qui prévalut pendant tant de siècles, et limitait l'étendue des conflits[8]. L'anarcho-capitaliste, de son côté, qui ne veut pas passer pour un pacifiste béat, avancera avec raison qu'en l'absence d'État les individus pourraient toujours se coaliser pour mener, à leurs frais, des guerres extérieures contre des dictateurs ou des agresseurs potentiels ; les pacifistes ou les indifférents ne seraient donc pas contraints de participer à des actions guerrières qu'ils n'approuvent pas.

Pour François Guillaumat[9], au contraire, on aurait tort de mettre sur le même plan interventionnisme économique et interventionnisme politique (ou militaire). Il existe des lois économiques, et l'interventionnisme économique enfreint constamment ces lois, d'où son échec constant (excepté pour les quelques privilégiés qui bénéficient de l'intervention). Cependant, il n'existe pas de loi politique, si ce n'est qu'à la fin il y a un vainqueur et un vaincu ; pratiquer l'isolationnisme, c'est risquer de finir dans le camp des vaincus. Si l'on avait pu éliminer Lénine avant 1917 et Hitler avant 1933, aurait-il fallu s'en abstenir sous prétexte de non-agression et d'isolationnisme ? Guillaumat défend une approche pragmatique non idéologique et conclut :
En termes libertariens, la politique internationale traite par définition de relations complexes entre bandes de criminels. Si on prétend en juger, on doit analyser à chaque fois la situation politique concrète, pour savoir quelle démarche se trouve être la moins nuisible, et quand, et où.

Toutefois, quelque chose dans ce point de vue libéral-conservateur ou néo-conservateur semble choquant à l'adepte de l'individualisme méthodologique (position "autrichienne" classique des libéraux) : c'est qu'on fait implicitement une hypothèse de comparabilité dont on s'abstient en général dans les autres domaines, comme en économie. Le contribuable ne pourrait-il pas estimer que le mal qui lui est fait quand on lui prélève des impôts est incomparablement supérieur au mal qu'il y aurait à tolérer des dictateurs étrangers qui pourraient, hypothétiquement, lui nuire ou nuire à son pays ? Et donc qu'il est en droit de souhaiter que ses impôts ne servent pas à mener des guerres préventives ou autres actions belliqueuses à l'étranger, dont la légitimité lui paraît douteuse ?

L'étatiste interventionniste répondra que de toute façon les impôts ont été prélevés et que le seul choix est à présent entre ne rien faire (et utiliser l'argent des impôts d'une autre façon) ou parer par la force à une menace potentielle, qui pourrait avoir des répercutions désagréables, quoique probablement lointaines et discutables, sur le citoyen. On ne pourrait donc échapper à la tyrannie du "moindre mal" ni au relativisme de l'"agression minimale" remplaçant la non-agression, tout cela entièrement laissé au bon jugement du politicien décideur...

Le libéral cohérent devrait, me semble-t-il, répondre : (en chinois non simplifié dans le texte). Puisque mon consentement n'est pas demandé, je n'ai à me prononcer ni pour ni contre. Des deux maux, je ne choisis pas le moindre, puisque je n'ai de toute façon pas le droit de choisir. Reconnaître mon impuissance à échapper à la spoliation qu'opère le belliciste est une chose, approuver le belliciste dans ses choix en est une autre. Le belliciste prétend agir pour notre bien, sans jamais nous demander notre point de vue. C'est une forme de paternalisme que libéraux de droite et de gauche devraient tous dénoncer.

En outre, comme il en est pour toute action étatique, l'intervention militaire a vocation à s'étendre indéfiniment ; le "moindre mal" du début se transforme vite en une maladie chronique, celle du supersized state que le libéral favorable à l'intervention prétend pourtant dénoncer par ailleurs : un super-État agressif au service d'une industrie de guerre et de mort, qui devient un État-gendarme du monde après avoir été (et ce n'est pas un hasard) un État-providence oppressif sur son territoire. L'argument du "moindre mal", éventuellement accolé au sempiternel et très fumeux "intérêt général", est destiné à clore le bec du libéral cohérent et à fournir un prétexte commode à toute intervention étatique à l'intérieur comme à l'extérieur.


[1]  En-dehors évidemment des aspects purement conventionnels ou procéduraux du droit, par exemple : "les automobilistes doivent rouler sur le côté droit de la chaussée" ; une telle obligation est conventionnelle et n'a aucun contenu éthique. En revanche, le droit civil est fondé en grande partie sur la responsabilité individuelle et sur le respect des contrats passés.
[2] Schopenhauer est sans doute le premier philosophe à énoncer clairement ce lien étroit entre droit et éthique, et entre éthique et métaphysique.
[3] Son dernier livre, paru en avril 2013, "L'État nous rend-il meilleur ?", explore le terrain - glissant pour un libéral - de la "justice sociale". Sa thèse principale est "qu'il n'existe aucune justification morale aux inégalités économiques et sociales".
[5] De même qu'il existe une "politique monétaire", et le fait que l'on estime illégitime l'existence d'une banque centrale n'y change rien.
[6] Le keynésianisme, selon Ron Paul ("Keynesianism", Liberty Defined, Ron Paul, 2011)
[8] Voir ce qu'en dit le blogueur libertarien "réactionnaire" Mencius Moldbug : The shortest way to world peace.